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Ibrahim Meïté Sikel - Salon de Montrouge 2023, crédit photo : Hanna Thevenet

La nouvelle vague de l’art contemporain : l’art des réalités sociales

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Vous avez certainement arpenté des galeries, des musées et d’autres lieux dédiés à l’art contemporain, où les créations des artistes exposent avec force des réalités sociales. À travers leurs œuvres, ces artistes interrogent, suscitent la réflexion et mettent en lumière des aspects de notre société souvent négligés voire invisibilisés. Ces réalités sociales, mutantes en fonction de leurs auteurs, s’apparentent à l’expérience personnelle des artistes dans leur environnement quotidien, eux-mêmes influencés par des facteurs historiques, culturels et économiques très variés. Briser le silence autour de l’expression de ces réalités, ne plaît pas à tous et semble également faire face à beaucoup d’incompréhension.

En effet, durant toutes mes études en histoire de l’art et lors de mes emplois, j’ai eu l’occasion de rencontrer de nombreuses personnes, parfois extérieures à la scène artistique, qui se plaignent continuellement de l’intérêt porté à ces sujets. Les critiques pouvaient être violentes, qualifiant les œuvres de « trop engagées », « wokistes » et d’autres expressions désagréables.

Pourtant, ces remarques sont le reflet d’un manque de compréhension de l’évolution artistique. Par conséquent, elles méritent d’être clarifiées par un point historique et explicatif. Tout au long de cet article, j’utiliserai des artistes français·e·s, dits « ultra-contemporain·e·s » (moins de 40 ans), pour illustrer cette tendance de l’art.

Sommaire :

Introduction

L’art est politique, Thomas Kirchner le développe dans ces thèses [1], et c’est l’une des premières leçons que l’on apprend lors de nos études en histoire de l’art. En effet, l’art a toujours été le miroir sociétal des époques dans lequel ces créateurs évoluent. De l’empire gréco-romains aux mouvements artistiques du XIXe siècle, les artistes, avec plus ou moins de libertés, représentaient, questionnaient ou faisaient l’éloge de gouvernements, de réalités sociales et politiques. L’art en tant qu’outil politique a été largement optimisé par les royautés. Nous pouvons prendre l’exemple connu de Louis XIV, monarque ultra totalitaire qui contrôlait avec attention les productions artistiques de son époque, allant jusqu’à détruire ou bien effacer de l’Histoire des mouvements contradictoires au sien [2]. Cependant l’art politique contestataire possède également un place importante dans l’histoire de l’art. De nombreux mouvements artistiques ont émergé en réaction aux structures de pouvoir existantes, remettant en question les normes sociales et politiques.

Cette traduction de la contestation par l’expression artistique persiste aujourd’hui, et son évolution réside dans la liberté d’expression totale des artistes. Cet engagement des artistes face aux enjeux contemporains manifeste leur préoccupation pour les défis actuels, mais permet également une affirmation de leur indépendance et contribue au dialogue critique socio-politique essentiel à l’évolution des sociétés.

Évidemment, cet intérêt pour les préoccupations politiques n’est pas exclusivement contemporain. L’engagement social dans l’art découle d’une longue tradition de contestations artistiques, remontant aux siècles antérieurs. Pour entamer notre exploration, plongeons dans le XIXe siècle.

Traversée du temps : art et engagement social

L’héritage du XIXe siècle dans l’art contemporain

La représentation du quotidien sans idéalisation des classes populaires émerge au XIXe siècle. Cette tendance est notamment une réaction au Romantisme, courant alors embourbé dans un pathos exagéré, poussant certains artistes à rejeter ses idéaux. Ces avant-gardes sont poussés par le besoin impérieux de saisir les transformations sociales induites par la révolution industrielle, particulièrement ressenties par les classes paysannes et ouvrières. Ces bouleversements ont exacerbé les conditions de vie insalubres et les inégalités sociales, accentuées par l’exode rural et une croissance démographique inédite.

Cette période a vu des artistes tels que Courbet, Jean-François Millet, ou bien Edouard Manet adopter une approche sans idéalisation dans leurs œuvres. Ils ont osé aborder des thèmes alors peu explorés voire tabous tels que la prostitution ou la vie paysanne. Sujets alors délaissés car considérés comme peu nobles pour être représentés sur de grandes toiles. Courbet par exemple, peint L’Origine du Monde, évidemment cette toile fait scandale, mais le but du peintre est de capturer la vérité brute du quotidien, ainsi il représente l’origine du monde sans aucunes allégories et métaphores. Ils réalisent également de nombreuses toiles sur la vie paysanne, des travailleurs et des natures mortes. Par ces choix artistiques, Courbet brise avec les conventions esthétiques et idéologiques de son temps, c’est-à-dire le néo-classicisme académique. Ainsi il influença l’évolution de l’art vers des formes plus authentiques, brutes ouvrant ainsi la voie au réalisme.

Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1886, Musée d’Orsay
Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1886, Musée d’Orsay

Les avant-gardistes, malgré l’animosité des académiciens et peu compris par le public du XIXe siècle, ont continué leurs innovations. Ils vont radicalement transformer l’approche de la peinture en rompant avec ce qui avait été fait durant le XVIIe et XVIIIe siècle.

En effet, en plus d’aborder des sujets non-nobles – la peinture était construite sur le même modèle que la tragédie [3], où les protagonistes devaient incarner des idéaux élevés, suivant le modèle idéalisé de la Grèce antique.

Ils décidèrent que les peintures existaient par elles-mêmes et n’avaient plus le besoin d’inviter les spectateurs au sein de l’espace pictural. Alors que les artistes antérieurs, classiques et rococo avaient réalisés des peintures avec des compositions adaptées afin de convier le spectateur au sein du récit, ou bien utilisant des figures admonitrices pour les mêmes raisons [4]. Les avant-gardes rejettent ces conventions, pour eux l’art est intemporel, il existe par lui-même [5]. Les toiles deviennent le sujet principal et ne sont plus influencées par des contraintes de narration.

En parallèle de Courbet, Jean-François Millet s’est penché sur la vie paysanne, exposant la dureté de ces existences à travers des toiles aux teintes ternes, exprimant la réalité souvent austère et la pauvreté de ces classes sociales. Ce peintre évoque la vie paysanne sans pathos mais au contraire il y apporte une grande dignité humaine. Ainsi par son œuvre Les Glaneuses, il humanise ces travailleuses, qui réalisent une tâche agricole laborieux mais sont fiers et dignes dans leurs tâches. Il a permis également de mettre en valeur les disparités sociales et économiques entre les classes laborieuses et les classes bourgeoises. Il utilisait déjà son art afin de sensibiliser le public aux questions d’inégalités sociales.

Jean-François Millet, Des Glaneuses, 1857, Musée d’Orsay
Jean-François Millet, Des Glaneuses, 1857, Musée d’Orsay

En avance dans ce siècle, Edouard Manet a également été très important pour le réalisme et la destruction des tabou autour des sujets dans la peinture. A cheval entre le réalisme et l’impressionnisme, Edouard Manet peint des scènes controversées au sein de ces toiles, toujours dans cette quête de capture de son environnement social, il réalise par exemple Le Déjeuner sur l’herbe.

Édouard Manet – Le Déjeuner sur l’herbe, 1863, Musée d’Orsay
Édouard Manet – Le Déjeuner sur l’herbe, 1863, Musée d’Orsay

Contrairement aux conventions sociales imposant de représenter des femmes nues uniquement en tant que nymphes, naïades, déesses ou allégories… Manet décide de les présenter se baignant dans une rivière aux côtés d’hommes habillés sur l’herbe, probablement lors d’un pique-nique. Cette rupture avec les normes picturales traditionnelles contribue à la nature réaliste de l’œuvre. Il n’idéalise pas non plus les corps de ces femmes, à la différence du romantisme ou du néo-classicisme ; ce sont des femmes ordinaires.

Un débat persiste parmi les chercheurs en histoire de l’art au sujet de ces femmes ; certains y voient des prostituées qui posaient probablement pour les artistes. Les prostituées, modèles, comédiennes, danseuses étaient un peu toutes dans le même sac à cette période… La proximité avec des hommes habillés de manière assez élégante pourrait aller dans ce sens. D’autres ont soutenu que cette interprétation peut être trop simpliste et que Manet a délibérément laissé l’identité des personnages ambiguës.

Il ne faut pas oublier d’aborder les écrivains et poètes qui accompagnèrent ce renouveau artistique, tels que Balzac, Baudelaire, Flaubert, Maupassant, Victor Hugo, Émile Zola ou Léo Tolstoï. Tous se sont emparés de ces sujets afin de réaliser des œuvres majeures de la littérature, mettant en lumière ces réalités sociales jusqu’alors négligées.

Ça vous a peut-être sauté aux yeux, ou peut-être pas… Mais nos artistes contemporains ne sont pas différents de ceux précédemment abordés. Ils travaillent sur des sujets qui leur sont profondément personnels, exprimant des réalités sociales de l’époque tout en transgressant les codes artistiques établis. Dans tous les cas, ces artistes ont joué un rôle crucial dans l’évolution des mouvements artistiques ultérieurs, ouvrant la voie à une plus grande liberté d’expression et encourageant de nouvelles formes d’expression plus authentiques

Par la suite, se développe au XXe siècle un nouveau mouvement artistique qui va également marquer les artistes ultra contemporains, toujours avec cette préoccupation des questions socio-politiques

L’art socialiste XXe siècle

Le mouvement réaliste a marqué un tournant majeur dans la conception de l’art, le transformant d’une représentation immuable en une expression ouverte à la remise en question. Cette évolution a été d’autant plus marquante avec l’avènement du socialisme artistique, incarné par des figures telles que l’artiste Käthe Kollwitz.

Käthe Kollwitz, La Mère et son fils mort placée à Neue Wache, à Berlin
Käthe Kollwitz, La Mère et son fils mort placée à Neue Wache, à Berlin

Käthe Kollwitz s’est illustrée par ses œuvres poignantes, offrant des représentations saisissantes des souffrances et des injustices subies par les classes laborieuses et les victimes de guerres. Son art, chargé d’émotion et de réalisme, témoigne d’une volonté manifeste de mettre en lumière les luttes et les épreuves vécues par les classes les plus vulnérables de la société.

L’influence de l’art socialiste sur les artistes contemporains se traduit par la réappropriation des thèmes sociaux. Les artistes s’inspirent des idéaux socialistes tels que l’égalité et la justice sociale pour engager un dialogue sur les problèmes actuels.

De plus, ils explorent les idéaux de solidarité et de coopération, remettant en question les normes capitalistes et imaginant des alternatives socio-économiques. Cette évolution vers un art plus introspectif et activiste reflète le nouveau rôle de l’artiste dans la société moderne, faisant de l’art contemporain un outil puissant de sensibilisation et de mobilisation sociale.

L’influence des précurseurs sur l’art contemporain

Ainsi, l’intégration du réalisme socialiste dans l’art contemporain a permis aux artistes ultra-contemporains de puiser dans un héritage engagé et de transmettre des messages percutants à travers leurs créations, poursuivant ainsi la tradition de représenter les réalités sociales tout en militant pour le changement et la justice sociale.

En parallèle de cet héritage, divers autres mouvements artistiques ont façonné nos enseignements artistiques actuels. Comment pouvons-nous sérieusement aborder l’art sans explorer les contributions révolutionnaires de figures telles que Vincent Van Gogh ou Marcel
Duchamp ? Ces artistes ont indéniablement bouleversé l’esthétique artistique, remettant en question les normes établies et stimulant une réflexion continue sur la nature de l’art. Leurs créations ont servi de pilier à la compréhension de l’art que nous avons aujourd’hui.

Vincent Van Gogh, Les Tournesols, 1888, National Gallery
Vincent Van Gogh, Les Tournesols, 1888, National Gallery
Alfred Stieglitz, photographie de la Fountain de Marcel Duchamp, 1917.
Alfred Stieglitz, photographie de la Fountain de Marcel Duchamp, 1917.

Ainsi, nos jeunes artistes sont nourris de ces héritages visuels, avec un souhait similaire à leurs prédécesseurs : dépeindre leurs réalités sociales. De cette manière, ils s’inscrivent dans une longue tradition de l’art engagé en contestant les inégalités sociales de notre époque.

L’émergence de la réalité sociale dans l’art ultra-contemporain

La seconde critique couramment formulée lors d’expositions concerne la similitude des thèmes, avec l’idée persistante que ce sont toujours les mêmes sujets qui sont traités. Cependant, une observation plus attentive de nos artistes “ultra” contemporain.x.e.s[6], révèle rapidement la diversité des thèmes explorés ainsi que la multitude d’identités visuelles et de techniques qui les accompagnennt.

Pour illustrer notre propos nous allons étudier quelques artistes émergent.x.e.s qui travaillent sur des thèmes différents au sein de leurs pratiques artistiques.

Banlieues

Ce sujet étendu, puisé dans les expériences personnelles des artistes, revient fréquemment dans les Salons, d’autant plus que de nombreux artistes émergent proviennent de plus en plus des banlieues. Un exemple probant de cette tendance est le talentueux Rakajoo, récemment récompensé lors de l’ exposition automne – hiver 2023 du Palais de Tokyo, pour son exposition intitulée « Ceinture Nwar » .

Son travail est fondamentalement inspiré de sa vie en banlieue, autodidacte, il représente des situations, des personnes ou plutôt des histoires se déroulant autour de lui. Ainsi, Rakajoo expose les injustices sociales ainsi que les défis auxquels sont confrontés les jeunes issus des banlieues pour s’épanouir au sein d’une société marquée par le clivage social. Sa pratique artistique est également très intéressante par son hybridité, il voltige de support en support, alliant la peinture à la vidéo, en abordant des sujets du quotidien tels que les transports en commun ou bien la boxe. Ainsi, ces créations offrent une perspective saisissante sur les réalités sociales contemporaines, tout en établissant des ponts entre les influences culturelles diverses qui ont façonné l’artiste : monde du jeux vidéos, la BD, la culture japonaise…

Rakajoo, Jah Jah, 2021 – © Danyszgallery
Rakajoo, Jah Jah, 2021 – © Danyszgallery
Rakajoo, vue de l’exposition : jusqu’ici tout va bien , 2020, exposée au Palais de Tokyo – © Danyszgallery
Rakajoo, vue de l’exposition : jusqu’ici tout va bien , 2020, exposée au Palais de Tokyo – © Danyszgallery

Monde rural et ouvrier

Pour étudier ce secteur social, j’ai choisi une artiste que j’ai eu la chance de rencontrer au 67e Salon de Montrouge : Léa Laforest. Son travail artistique engagé permet de connecter des univers sociaux extrêmement lointains : le monde rural/ ouvrier et la scène artistique parisienne. Elle tisse un dialogue entre les deux, de un par son existence en tant qu’artiste qui porte ces deux identités en elle, mais également à travers sa pratique artistique, son engagement collectif, ses films et installations… Bref, elle travaille sur énormément de supports différents afin de lier son histoire familiale, et la réalité économique qui s’y associe. Elle place au cœur de la discussion le rôle social et démocratique de l’art.

Pour Léa Laforest, son travail artistique représente un outil d’action et de convergence des énergies, visant une efficacité politique accrue. Ses créations aspirent non seulement à susciter l’admiration, mais également à remettre en question les modes de réception établis, dans le dessein de favoriser l’émergence de récits partagés plutôt que de perpétuer des exclusions. Son œuvre, loin des stéréotypes persistants, démonte l’image d’un art contemporain déconnecté des réalités sociales.

Ainsi, elle crée des œuvres à partir de matériaux de notre quotidien, tels que des tissus, des filets de pêche et de la porcelaine sur laquelle elle imprime des annonces de Pôle Emploi. Elle s’intéresse véritablement à ce choc entre ce qui est considéré comme « précieux » et « ordinaire » (en fin de compte, on retrouve les idées des réalistes du XIXe siècle !).

Nous pouvons étudier l’œuvre Tropical Islands (2018), qui est également accompagnée de courtes vidéos sur YouTube. Cette œuvre, avec son titre envoûtant, vient opposer d’un côté l’idée que l’on se fait des îles tropicales telles que les Bahamas, où dans l’imaginaire collectif on perçoit des hôtels de luxe. Elle vient casser ce mythe avec une réalité beaucoup plus partagée du tourisme de masse, beaucoup moins glamour, qu’elle illustre par ces tissus à motif aquatique qui viennent dissimuler un environnement construit de toute pièce – une échelle mécanique. Bref une construction humaine de A à Z.

Léa Laforest, Tropical Islands, 2018, installation avec sérigraphies, céramiques, impressions numériques, triptyque vidéos, © Clément Girardin
Léa Laforest, Tropical Islands, 2018, installation avec sérigraphies, céramiques, impressions numériques, triptyque vidéos, © Clément Girardin

Un aspect essentiel que l’on apprécie de la part de cette artiste, est que l’art est universel et accessible à tous. Elle pratique souvent l’upcycling pour encourager chacun.x.e à s’engager dans l’art sans nécessairement attendre d’avoir les ressources matérielles traditionnelles.

Une réalité sociale universelle : urgence écologique et premières victimes

Après des études approfondies en écologie, Jean-Baptiste Perret a consacré plusieurs années à la préservation de l’environnement au sein des collectivités territoriales. Diplômé des Beaux-arts de Lyon en 2018, il a décidé de prolonger son engagement pour le milieu rural à travers une expression artistique cinématographique, se matérialisant à la fois à travers des films et des installations vidéo.

Au cœur de son travail réside la thématique du « soin », qu’il définit comme une forme d’attention envers la vulnérabilité, intimement liée à la force régénératrice intrinsèque à chaque être humain. Jean-Baptiste Perret adopte une approche fondée sur des recherches documentaires, utilisant des méthodes héritées de l’anthropologie qui interrogent les notions d’objectivité, plaçant ainsi les émotions au centre de son processus de recherche. Il s’inspire également du mouvement de la microhistoire, qui cherche à transcender les récits officiels axés sur les masses pour se concentrer sur les individus et leur propre perspective du monde.

L’œuvre-documentaire La Trappe a été mon coup de cœur lors du 66e Salon de Montrouge. Dans ce court métrage très émouvant, Jean-Baptiste Perret filme un vieux paysan dans un cadre montagneux magnifique, réussissant à capturer un petit oiseau. Il nous présente d’abord tout le protocole de mise en place du piège par le vieil homme, puis nous assistons au moment fatidique où l’oiseau est piégé. Dans un moment d’une véritable beauté onirique, le paysan relâche l’oiseau affolé dans le ciel en lui disant : « Surtout, la prochaine fois, ne te laisse pas capturer ». Cette œuvre, en plus d’être incroyablement épurée et poétique, résonne en nous et nous interroge sur le sens même de notre existence.

Jean-Baptiste Perret, Extrait de La trappe, 2018, vidéo HD, couleur, format 16:9, 3min24, en boucle, stéréo, présenté au 66e Salon de Montrouge. © Jean-Baptiste Perret
Jean-Baptiste Perret, Extrait de La trappe, 2018, vidéo HD, couleur, format 16:9, 3min24, en boucle, stéréo, présenté au 66e Salon de Montrouge. © Jean-Baptiste Perret

Personnes queers et féministes

L’artiste non-binaire L. Camus-Govoroff développe une pratique artistique pluridisciplinaire, explorant performances, installations, textes et photographies. Au cœur de son œuvre, iel scrute les questionnements autour du corps individuel et collectif, mettant en lumière les systèmes de domination comme la biopolitique. Ses créations sont influencées par l’éco-féminisme, l’anthropologie queer, la culture pop et le BDSM softcore.

À travers une perspective artistique aiguisée, l’artiste interroge les limites physiques et sociales, émettant des constats percutants et imaginant des transgressions, offrant ainsi des scénarios émancipateurs. Son œuvre devient une réflexion profonde sur la condition humaine, dépassant les frontières conventionnelles pour explorer des voies créatives et libératrices.

Dans l’installation multisensorielle In this room, I feel home, imprégnée de lavande, règne une atmosphère de calme. Une chambre, avec un matelas, une couette, deux oreillers, tous remplis de lavande. Un tapis délimite l’espace intime où chacun.x.e peut se retirer pour
expérimenter le repos. Sur le lit repose le manifeste The Woman-Identified Woman des Radicalesbians, un texte fondateur du féminisme, ciblant les fractures au sein du mouvement féministe américain des années 1960.

L’artiste L. Camus-Govoroff matérialise cette « menace lavande » par l’odeur, inondant ainsi l’espace de sécurité qu’iel crée. Les grains de lavande s’immiscent dans chaque aspect de l’installation, en devenant la composante essentielle. Cette installation explore les idées de libération du patriarcat, utilisant la lavande comme un symbole de guérison et d’ouverture à d’autres possibilités.

L’odeur douce de la lavande se répand dans l’espace, tout comme les idées véhiculées par le manifeste « The Woman-Identified Woman ». Cette chambre-lavande devient un lieu de réflexion politique, où l’identité, exprimée à travers des notes mentholées, pétillantes et sèches, puise sa force dans l’intimité.

L. Camus-Govoroff, Vue de l’exposition, In this room, I feel home, commissariat Sandra Barré, Hosek Contemporary, Berlin, août 2022. © L. Camus-Govoroff
L. Camus-Govoroff, Vue de l’exposition, In this room, I feel home, commissariat Sandra Barré,
Hosek Contemporary, Berlin, août 2022. © L. Camus-Govoroff

De plus, cette installation interroge les limites sociales en utilisant la lavande comme symbole de libération et d’émancipation. Tout d’abord, elle remet en question les stéréotypes associés à la lavande en tant que « menace » selon Betty Friedman, en soulignant plutôt ses propriétés apaisantes et curatives. En cela, elle conteste les normes sociales qui imposent des étiquettes et des jugements préconçus sur des éléments naturels et des identités humaines.

En incorporant le manifeste des Radicalesbians, l’installation aborde également les limites sociales du féminisme de la deuxième vague. Elle met en lumière les divisions et les exclusions au sein du mouvement féministe, notamment envers les femmes non-blanches et lesbiennes, soulignant ainsi les fractures et les préjugés persistants même au sein des mouvements sociaux progressistes.

En offrant un espace baigné de lavande où les visiteurs peuvent expérimenter le repos et la réflexion, l’installation propose un scénario émancipateur. Elle encourage une rupture avec les schémas traditionnels de pensée et de comportement, invitant les individus à remettre en question les normes sociales oppressives et à envisager de nouvelles possibilités de guérison et de libération. En cela, elle offre un espace sûr et inclusif où les visiteurs peuvent explorer des identités et des modes de vie alternatifs, tout en se connectant à des idéaux de résilience, d’autonomie et de solidarité.

Afro-descendants et décolonisation

Caroline Déodat, artiste et anthropologue, explore des thèmes fondamentaux tels que le décolonialisme, le racisme et la mémoire, s’inscrivant ainsi dans la lignée de Simone Leigh. Son intérêt se porte sur la fabrication de l’archivage colonial et sur la manière de tisser des historiographies tout en recomposant des généalogies passées sous silence.

En utilisant une fusion unique de cinéma ethnographique et de fiction, Caroline Déodat donne forme et voix à ses recherches, déjouant les cartographies académiques établies en convoquant le spectral, le magique, et le secret. Sa thèse en anthropologie explore la liaison entre les discours coloniaux sur la race, la poésie orale, et l’imaginaire queer de la créolité.

L’œuvre Landslides est construite comme un essai poétique et cinématographique, où les territoires mythiques du Sega [7] se mêlent aux lieux intimes de l’histoire de l’artiste. Au cœur de Landslides se trouve le danseur mauricien contemporain Jean-Renat Anamah, qui exhume le spectre du rituel effacé et produit de nouvelles généalogies collectives. L’œuvre de Déodat établit des liens entre les discours coloniaux concernant la race et leur intégration dans des expressions poétiques orales, explorant la
désactivation des méthodes et des schémas de production de connaissances occidentales.

exposition Landslides de Caroline Déodat présente l’installation vidéo du même nom réalisée par l’artiste en 2020 © Caroline Déodat
exposition Landslides de Caroline Déodat présente l’installation vidéo du même nom réalisée par l’artiste en 2020 © Caroline Déodat

En conclusion, la diversité thématique et artistique émanant des artistes émergent.x.e.s dans l’art ultra-contemporain défie les critiques sur la similarité des sujets. Des banlieues au
monde rural, de l’urgence écologique aux questions queer et féministes, en passant par des sujets internationaux, ces créateurs transcendent les frontières conventionnelles pour offrir des réflexions puissantes sur les réalités sociales contemporaines. Chacun contribue à déconstruire les préjugés persistants et à élargir la portée de l’art en tant que miroir critique de la société.

Parmi ces créateurs, ceux originaires des banlieues jouent un rôle essentiel en mettant en lumière les réalités sociales souvent méconnues ou stéréotypées. Ils font face à des défis et à la stigmatisation, mais leur art offre une voix authentique et puissante pour déconstruire les préjugés et promouvoir une compréhension plus profonde de la diversité sociale.

Défis et stigmatisation des artistes

Les artistes comme vecteurs de représentation

En explorant le parcours de certains de ces artistes, il devient évident qu’une proportion significative émerge des banlieues. Certains d’entre eux sont également autodidactes, apportant ainsi leur authenticité pour bouleverser les conventions de la scène artistique contemporaine. Par ailleurs, les banlieues proches de Paris, notamment la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, semblent se positionner de plus en plus comme des viviers d’artistes émergent.x.e.s.

Ces artistes tirent parti de leur authenticité et de leurs expériences sociales multiples pour enrichir leur pratique artistique. Pour illustrer ce point, prenons l’exemple de l’artiste Joris Heraclite Valenzula. Cet artiste crée des cartes mentales à partir de fumées de bougies, traçant ainsi la cartographie de la cité La Noue – Clos-Français, cité où il a grandi, au sein de toiles éphémères qui finiront par disparaître. Ainsi, son travail artistique de mémoire, réalisé à partir d’une technique inédite, permet de mettre en valeur son histoire à travers une vision unique, contribuant ainsi au renouvellement de la scène artistique actuelle, tout en faisant écho aux situations précaires de ces territoires, où l’on construit et détruit les bâtiments sans donner aucune importances à la mémoire des lieux.

Joris Heraclite Valenzula, 48.8662187, 2.4301801, 2022, © Anne-Sophie Mabi
Joris Heraclite Valenzula, 48.8662187, 2.4301801, 2022, © Anne-Sophie Mabi

Ces artistes utilisent leur talent pour dépasser les stéréotypes et partager des récits authentiques qui résonnent profondément avec ceux qui vivent en banlieue. En effet, nous pouvons mettre en valeur d’autres artistes qui puissent eux aussi dans leurs expériences personnelles pour créer leurs œuvres : Ibrahim Meïté Sikel et Neïla Czermak Ichti.

Ibrahim Meïté Sikel, The Five Marvelous Neighbors from the 5th Floor, 2023 © Hanna Thevenet
Ibrahim Meïté Sikel, The Five Marvelous Neighbors from the 5th Floor, 2023 © Hanna Thevenet

Lorsqu’on plonge dans leurs créations, on découvre des récits captivants qui révèlent leurs histoires et expériences en tant qu’artistes évoluant au sein de cette réalité sociale. Leur travail contribue non seulement à enrichir la diversité artistique, mais aussi à offrir une compréhension plus profonde des réalités sociales des banlieues contemporaines. En mettant en lumière ces voix créatives, nous soulignons l’importance de reconnaître et de célébrer la richesse artistique qui émerge de ces milieux, où la majorité des gens trouvent leur quotidien.

Neïla Czermak Ichti, The Sound of Perseverance, 2022 © Galerie Anne Barrault
Neïla Czermak Ichti, The Sound of Perseverance, 2022 © Galerie Anne Barrault

Banlieues : stigmates et reproduction sociale

Les artistes jouent un rôle crucial en tant que miroirs de notre société. Leurs pratiques artistiques expriment leurs expériences sociales, offrant ainsi une perspective unique sur les défis et les joies de la vie quotidienne. Cette diversité et cette nécessité de représenter les classes populaires dans l’art contemporain revêtent une importance capitale pour construire des ponts entre les différentes réalités qui composent notre monde.

L’attrait pour l’art des classes populaires découle souvent du besoin de voir leurs propres expériences et identités reflétées dans les créations artistiques. En permettant aux expériences des classes populaires d’être exprimées à travers leurs œuvres, ces artistes ouvrent des espaces de dialogue et de compréhension au sein de la société. Ils élargissent ainsi l’audience de l’art contemporain et favorisent une connexion plus profonde avec le public.

La richesse des voix, des inspirations et des perspectives qu’ils apportent enrichit considérablement le paysage artistique contemporain. Les réalités de la vie en marge des centres urbains, combinées au sentiment d’une jeunesse souvent stigmatisée et désavantagée par son environnement social, ont donné naissance à des foyers artistiques dynamiques et accueillants. Ce mouvement redéfinit profondément le paysage artistique contemporain, témoignant de la capacité de l’art à réunir les gens et à célébrer la diversité de l’expérience humaine.

Alternatives et mouvements collectifs

Les collectifs artistiques émergent comme des solutions aux défis rencontrés par les artistes des banlieues, comme en témoigne l’initiative du collectif B93. Ces collectifs deviennent
des espaces où les artistes peuvent non seulement acquérir plus de visibilité, mais aussi continuer à créer en dépit des obstacles. En tant que porte-paroles de la jeunesse, ils exposent avec brio les raisons de leurs luttes et offrent des modèles inspirants pour les générations futures, les encourageant à poursuivre leurs rêves malgré les défis sociaux.

Ces collectifs agissent également comme des passerelles sociales, géographiques et économiques dans le monde de l’art contemporain. Ils favorisent la connexion, la collaboration et le soutien mutuel entre artistes de divers horizons. En encourageant la diversité des voix et des expériences, ces collectifs enrichissent le paysage artistique contemporain en offrant des perspectives nouvelles et dynamiques. Nous pouvons prendre comme exemple le collectif B93 qui tente de créer un tiers-lieu culturel dans un hangar abandonné en Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris.

Laure Togola, Moustafha Baldé, Halassane Baldé, Inès Geoffroy, Rayane Mcirdi, Silina Syan, Samuel Blazy – B93 © Matcha
Laure Togola, Moustafha Baldé, Halassane Baldé, Inès Geoffroy, Rayane Mcirdi, Silina Syan, Samuel Blazy – B93 © Matcha

Un autre impact positif de ces artistes est la diversification des références apportée par ces artistes permet un renouvellement visuel et une désacralisation de l’œuvre artistique. En intégrant des influences de l’histoire de l’art ainsi que de la culture populaire japonaise (notamment les mangas) et de la pop culture américaine, ces artistes reflètent la dynamique de notre société contemporaine. Cette ouverture à des univers considérés comme des « sous-genres » artistiques permet à l’art d’atteindre un public plus diversifié, remettant en question les normes perçues comme élitistes.

Ainsi, ces artistes jouent un rôle crucial dans la transformation sociale en mettant en lumière les situations d’injustice et en suscitant la réflexion au sein de la société. En représentant de manière authentique les classes populaires, ils encouragent le public à remettre en question les préjugés et favorisent une compréhension plus profonde et empathique entre les différentes strates de la société.

les grincheux continueront indéfiniment de grincer. Toutefois, les impacts positifs issus de l’art de la réalité sociale sont indéniables. Le premier, et le plus évident, réside dans l’accroissement de la visibilité accordée aux situations d’injustice, ce qui revêt une importance cruciale dans un monde où la censure semble gagner du terrain. Le rôle des artistes dans le changement social est primordial, car ils ont le pouvoir de susciter la réflexion, de remettre en question les normes établies et de stimuler des conversations significatives au sein de la société. Leur capacité à représenter les classes populaires à travers leurs œuvres peut avoir un impact profond sur la transformation sociale.

Conclusion

L’art ultra contemporain émerge comme un reflet authentique des réalités sociales, porté par des artistes émergents souvent issus des banlieues. Ancré dans les défis sociaux et politiques actuels, ce mouvement offre des perspectives novatrices à travers des pratiques artistiques diversifiées. En dénonçant les injustices de manière puissante, il démystifie l’art, le rendant accessible à un public varié. Ce mouvement, en suscitant des débats et en donnant une voix aux marginalisés, réaffirme le rôle essentiel de l’art comme miroir de la société. Il incite à la réflexion, à la remise en question et à l’empathie, tout en redéfinissant l’horizon de l’art contemporain.

En somme, l’art ultra contemporain maintient son lien intrinsèque avec la réalité sociale, avec les artistes des banlieues en tant que porte-voix cruciaux. Leur expression artistique engagée dénonce les stigmates et les inégalités, contribuant à la diversification culturelle et à la démocratisation de l’art

Finalement, l’art de la réalité sociale serait-il une des clés qui permettrait l’unification des différents publics, artistiques et non artistiques entre eux ?

NA2 – Hanna Thevenet

Sources et notes

[1] Thomas Kirchner, Le héros épique : peinture d’histoire et politique artistique dans la France du xviie siècle, (Passages/Passagen, Centre allemand d’histoire de l’art, 20), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008. Retour.

[2] Sous la direction de Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, Édition des Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture à l’époque de Louis XIV, de 1648 à 1793, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2007-2015, tomes I-VI, 12 vol. Retour.

[3] Emmanuelle Hénin. « Ut pictura theatrum ». Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français. Genève, Droz (Travaux du Grand Siècle, 23), 2003. Retour.

[4] Les figures admonitrices sont des figures qui interpellent le spectateur du regard et guident celui-ci dans l’espace pictural. Souvent, elles permettent une meilleure lecture du récit pictural. Retour.

[5] FRIED, Michael, La place du spectateur : esthétique et origines de la peinture moderne, Gallimard, 1990 et ECCO, Umberto, Les limites de l’interprétation, Bernard de Grasset, 1992. Retour.

[6] x = artistes non binaires / non genrés. Retour.

[7] Le terme « Sega » fait référence à un genre musical et une forme de danse traditionnels de l’île Maurice et des îles de l’océan Indien occidental telles que La Réunion, Rodrigues et les Seychelles. Le Sega est souvent associé à des rituels sociaux et culturels, et il est profondément enraciné dans l’histoire et la culture de ces régions. Retour.


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