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Félix Gonzales-Torres -

Jusqu’où va l’art : quand une œuvre est-elle vraiment achevée ?

Par Gregory Pira


Un lundi matin d’hiver, au troisième étage de l’abbaye où j’étudie la peinture, il est 8h50. Le premier modèle se pose face à nous, pour une heure. Nous nous mettons à dessiner. Après 50 minutes, mon voisin de droite interpelle la professeure : « Madame, comment puis-je savoir que mon dessin est fini ? » Elle lui sourit légèrement et lui répond : « Toi seul en est le juge. »

Ces mots résonnent. L’artiste est maître du destin de son œuvre, créateur et destructeur de ce qu’il a créé. Il décide, consciemment ou non, de la fin de son travail. Lorsqu’il considère l’œuvre achevée, il la livre aux regards de tous. Elle devient vulnérable aux critiques, soumise aux interprétations. Mais en tant que spectateurs, comment percevons-nous cette finalité ? L’artiste est-il vraiment le seul à y mettre un point final ?

Toute fin connaît, par la force des choses, un commencement. Dans l’art, il existe un procédé permettant de révéler à la fois la genèse d’une œuvre et son état final : la réflectographie infrarouge. Cette technique permet de voir ce qui se cache sous la surface visible des couches de peinture, dévoilant des esquisses ou des choix initiaux de l’artiste, souvent invisibles pour le public. Grâce à cette méthode, nous accédons aux doutes, aux hésitations et aux possibles cachés de l’artiste, offrant une perspective unique sur le processus créatif.

Closer to Van Eyck - Portrait de Margaret van Eyck
Closer to Van Eyck – Portrait de Margaret van Eyck

Le projet Closer to Van Eyck, mené par une équipe flamande, a permis l’étude détaillée de plus de trente-trois œuvres de Jan Van Eyck, disséminées à travers le monde. Grâce à la réflectographie, les chercheurs ont pu découvrir des éléments cachés dans les couches de peinture, révélant par exemple un premier croquis de Margaret, la femme de Van Eyck. Ce portrait initial, dissimulé sous les traits visibles du tableau, pose la question : une œuvre est-elle complète dès lors que le public n’en perçoit que la surface ? Ou bien son achèvement inclut-il ces fragments invisibles, connus uniquement de l’artiste et des experts ? Ce projet offre une nouvelle profondeur à des œuvres déjà iconiques, enrichissant notre compréhension de leur finalité – ou de leur inachèvement – et nous rappelle que ce qui est caché peut aussi participer à la complétude de l’œuvre.

La vision dévoilée de Margaret, révélée grâce à la réflectographie infrarouge, m’évoque ces tableaux qui ont marqué mon imaginaire : des œuvres inachevées, parsemées de « trous », d’espaces non travaillés, de manques. Ces œuvres semblent avoir été laissées incomplètes et, pourtant, elles nous sont présentées comme si tout était « normal », comme si leur finalité était atteinte. Elles paraissent faussement finies, leur inachèvement devenant un élément central de leur existence, et peut-être même de leur message.

J’écris ces lignes en pensant au tableau d’Alice Neel et son tableau Circonscrit noir où elley peint un jeune homme nommé James Hunter. Elle travailla comme à son habitude en traçant les lignes du corps et en commençant par peindre sa main et sa tête. Mais Hunter ne se présenta jamais à la seconde séance ; il avait été comme énormément de jeunes à cette époque mobilisés pour le Vietnam. Neel décida quand même de signer la toile en son dos et de la considérer comme étant terminée. Nous laissant alors l’esquisse d’un jeune homme qui nous offre à défaut du reste, son regard, porte de l’âme, qui ici en dit long.

Alice Neel - James Hunter (152.4cm x 101.6 cm)
Alice Neel - James Hunter (152.4cm x 101.6 cm)

En contemplant le regard inachevé de James Hunter dans le tableau d’Alice Neel, mon esprit s’est tourné vers un autre visage énigmatique : celui de l’Arlequin de Picasso. Ce personnage de la Commedia dell’arte, qui avec son regard, semble partager la même intensité de vide que celui de Hunter, un vide qui laisse entrevoir un abandon profond. Ces deux regards, bien que fixés dans des œuvres achevées, semblent exprimer une ouverture émotionnelle. Ils incarnent tous deux le paradoxe de la finalité en art : même lorsqu’une œuvre est terminée, elle peut conserver en elle une part d’inachevé, un écho de l’intention ou de la vulnérabilité de l’artiste. Ici, le regard de l’Arlequin incarne ce sentiment d’avoir « tout perdu », tout en restant figé dans une œuvre que l’on pourrait croire complète.

Picasso - Seated Arlequin
Picasso - Seated Arlequin

Si, dans les œuvres de Neel et Picasso, l’inachèvement participe à un sentiment de finalité, certains artistes ont choisi de faire de l’incomplétude absolu le cœur de leur démarche. C’est le cas de Jorge Macchi, avec sa vidéo La Flecha de Zenon. Dans cette œuvre, Macchi repousse la notion même de fin : il présente un compte à rebours de 10 à 0 qui, paradoxalement, n’atteint jamais son terme. À chaque seconde qui passe, l’œuvre semble s’approcher de sa conclusion, tout en refusant de l’atteindre.

Jorge Macchi - La flecha de Zenon
Jorge Macchi - La flecha de Zenon

Ici, l’artiste nous place face à une forme de finalité impossible, où le temps est suspendu dans un éternel inachèvement, laissant les spectateurs sans réponse définitive sur la fin de l’œuvre. Cette œuvre de Macchi me touche dans son côté presque enfantin, qui, à sa manière, nous dit qu’il voudrait que les évènements et moments de vie ne connaissent pas de fin. C’est en quelque sorte un affranchi du memento mori, un compagnon de jeu de l’éternité.

Au contraire, s’il est un artiste qui exprime le memento mori comme nul autre, c’est bien Roman Opalka avec son œuvre monumentale 1965 / 1 - ∞. Cette œuvre, devenue celle de sa vie, repose sur un procédé apparemment simple : en 1965, Opalka commence à peindre une série de toiles, toutes de même format (196 x 135 cm). Sur la première, il inscrit le chiffre 1 dans le coin supérieur gauche de la toile et incrémente la suite de nombres jusqu’au bas droit. Chaque toile suivante reprend cette progression, mais avec une particularité : Opalka augmente progressivement la saturation de blanc dans sa peinture, tendant vers le moment où les chiffres ne seraient plus que du blanc sur blanc. Chaque jour, il prend un autoportrait devant son dernier tableau, vêtu de la même tenue, et enregistre sa voix récitant les chiffres en polonais, sa langue maternelle. En consacrant sa vie à cette œuvre sans fin, Opalka semble défier l’inexorable passage du temps, symbolisant une marche vers l’infini. En 2011, la mort le rattrape, à l’âge de 79 ans, laissant son travail inachevé. Mais cet inachèvement n’était-il pas en lui-même l’aboutissement de son œuvre ?

Roman Opalka - 1965 / 1 - ∞ (196cmx135cm)
Roman Opalka - 1965 / 1 - ∞ (196cmx135cm)

Si l’absence de conclusion marque les œuvres de Roman Opalka et Jorge Macchi, un autre artiste, Félix Gonzales-Torres, a choisi de donner à son travail une dimension éphémère qui échappe à toute idée de finalité. Son œuvre Candy Stacks, exposée pour la première fois en 1990 sous le titre Untitled (USA Today) et réexposée en 2019 à la Fondation Vuitton, consiste en un tas de bonbons de 136 kg, placé dans un coin d’une salle blanche. Ce poids représente symboliquement celui de l’artiste et de son compagnon, tous deux touchés par l’épidémie de VIH. Les visiteurs sont invités à prendre un bonbon, matérialisant ainsi l’effacement progressif de l’œuvre, à l’image de la maladie qui consume peu à peu l’artiste et son partenaire.

Félix Gonzales-Torres -
Félix Gonzales-Torres - "Untilted" (Portrait of Ross in L.A.)

Mais alors, quand peut-on dire que cette œuvre est « achevée » ? Est-ce lorsqu’il reste encore quelques bonbons, lorsque chaque bonbon a disparu, ou au contraire lorsque l’œuvre est reconstituée, lui redonnant une forme de vie temporaire et cyclique ? Candy Stacks redéfinit ainsi la finalité artistique en la liant à l’éphémère et à la participation du public, pour qui chaque interaction fait renaître l’œuvre dans un éternel retour.

Alors, qu’en est-il de la question de l’achèvement d’une œuvre ? La vérité est qu’il n’y a pas de réponse unique, car la finalité d’une œuvre dépend autant du regard de l’artiste que de celui du spectateur. Chaque interprétation est une exploration personnelle, teintée de notre propre sensibilité et de notre perception de ce qui constitue l’« achevé ». Ainsi, face à une œuvre, l’artiste, tout comme le spectateur, peut percevoir des fragments d’inachèvement, des aspects qui appellent une autre fin, un prolongement, ou au contraire, une forme de complétude. En fin de compte, comme le disait ma professeure : « Toi seul en est le juge. » Ce choix, de reconnaître ou non la fin d’une œuvre, est le privilège de chacun. Nous sommes tous juges dans notre propre regard, invités à décider de ce qui nous semble achevé ou encore vivant.


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