GRIS : de l'aquarelle au jeu vidéo
Entre poésie et tableau mouvant, GRIS se fraie un chemin éthéré tout en aquarelle animée. Profondément touchante, cette expérience vidéoludique loin des blockbusters triple A propose la visite intimiste d’un univers savamment coloré. Découvrons ensemble la genèse d’un projet aussi ambitieux que sublime.
Gris, la couleur ou le jeu ?
Créé par Nomada Studio, une entreprise de développement indépendante barcelonaise fondée pour l’occasion, le jeu vidéo GRIS est récemment sorti sur Steam et Switch après plusieurs mois de teasers prometteurs. Suivant l’héroïne sur différentes plateformes, on découvre un univers poétique, évoluant tantôt dans des ruines battues par les vents, tantôt dans des forêts luxuriantes ou des fonds marins opaques. À l’image de Journey, Absu ou Monument Valley, GRIS se démarque par sa direction artistique engagée, profondément liée au gameplay et au message délivré.
Si la première partie de cette série d’articles se concentre sur la conception artistique de GRIS et a été écrite en solo, je serai accompagné par Hyacinth pour la suite. Par ailleurs, sachez que ce premier billet ne contient pas de spoil sur le déroulé du jeu, vous pouvez donc continuer à lire sans crainte.
Inspiration et premiers croquis
Au détour de la soirée d’une amie commune, un artiste barcelonais cherchant à mettre sur écran son idée chromatique, rencontre deux développeurs travaillant pour Ubisoft. Conrad Roset parle alors d’un jeu commençant en noir et blanc, puis gagnant peu à peu des couleurs ; Roger Mendoza et Adrian Cuevas écoutent attentivement. Il y a dans les débuts une étincelle de possibles, il faut en saisir quelques uns et se laisser porter.
Dès ses premiers instants, GRIS était pensé comme une perle artistique rare. Conrad Roset cherchait à exprimer son art à travers un nouveau projet personnel et poétique. S’il s’est tout d’abord concentré sur l’illustration de campagnes publicitaires, il est aujourd’hui connu pour sa série de muses, dont nous parlerons peut-être plus en détail dans un futur article.
Tantôt personnage ou plutôt silhouette, tantôt couleur esquissée, délavée puis remplacée, GRIS tire son nom d’une exposition de Guim Tio, un ami de Conrad Roset. Sur les visages peints en cicatrices coulent des larmes rappelant une des scènes du jeu (mais je ne vous en dis pas plus pour préserver la surprise).
Recherches, esquisses et petit carnets
Une fois l’idée initiale énoncée, le carnet est attrapé ; tournent les pages en bruissements doux. Les crayons-stylos s’activent et on essaie de griffonner dans l’instant suivant la stupeur ce qui, peut-être, sera un jour le jeu. Conrad Roset les collectionne : durant la première année du projet, il remplit une douzaine de calepins sur lesquels prennent vie l’héroïne, la faune et la flore. On y découvre les prémices de temples aux statues gigantesques, d’arbres aux formes géométriques et des petits êtres accompagnant la protagoniste dans sa quête.
Bien qu’instigateur du projet et directeur artistique, Conrad Roset n’a pas produit la totalité du jeu en solo. Plusieurs créateurs, dont Ariadna ‘Ari’ Cervelló, illustratrice brillante tout juste sortie des classes de l’artiste barcelonais, l’ont rejoint et ont participé aux abondantes recherches. Des planches où battent de leurs ailes d’encre des passereaux sont accompagnées de modèles photographiés. Chaque élément graphique est multiplié, nuancé et revisité jusqu’à trouver une variante en harmonie avec le reste de l’univers. Parmi les nombreux exemples potentiels, j’en ai retenu deux particulièrement intéressants…
Une robe au vent
GRIS suit une progression narrative linéaire, offrant différents axes évoluant en parallèle vers une destination commune. L’un d’eux prend la forme d’une robe, flottant d’une plateforme à l’autre, véritable extension du corps de l’héroïne. Élément central du character design, l’habit a fait l’objet de nombreux croquis, autant pour déterminer sa couleur et ses motifs que son amplitude et son comportement en suspension.
L’évolution générale, passant d’un modèle hautement détaillé à un vêtement sobre, gris, à peine contrasté par les cheveux bleus de l’héroïne, est notable. Si l’on pouvait discerner une écharpe dans certaines esquisses, elle a bel et bien disparu en jeu, laissant place à une forme ondulante uniforme, faisant finement corps avec le personnage.
Ce processus épurant la création initiale entre dans la logique graphique générale du jeu ; l’aquarelle met en avant un minimalisme assumé et serein. Il est, je trouve, extrêmement difficile de retenir son trait lorsque l’on crée. Le besoin de détailler ou d’ajouter de la couleur tambourine sur les tempes et j’admire ceux sachant arrêter leur geste avant la catastrophe. Mieux, ceux qui parviennent à cristalliser une création pour n’en garder que son essence : une robe-héroïne aux cheveux bleus pâles.
Petits êtres dans la forêt
Dans une composition aussi complète que peut l’être chaque plan de GRIS, tous les détails comptent. Le choix d’une protagoniste minimaliste est l’une des marques de fabrique du jeu, certes, mais cela n’empêche pas l’environnement de foisonner de détails. Par exemple, la mignonne créature ci-dessous aide l’héroïne à progresser dans une partie de l’univers.
Les formes souvent géométriques des bâtiments, des arbres et ici, de l’animal-robot-vase finalement retenu, sont harmonisées par trois procédés. D’abord, le trait est “fait-main”, organique, presque tremblotant ; détail dont on ne se formalise pas en jeu, il aide néanmoins à polir les angles. Ensuite, les aplats de couleurs en aquarelle participant à la gestion des ombres contribuent aussi à l’adoucissement des formes. Les ossatures initiales sont enfin fragmentées en ruines inégales : la tête de la créature est ainsi ébréchée, une rainure descendant en biais jusqu’à son œil droit.
Peut-être ces bestioles vous ont diffusément rappelé celles peuplant la forêt de Princesse Mononoké, apparaissant ou s’estompant aux cliquetis de leurs têtes disproportionnées. L’influence du long-métrage d’animation de Hayao Miyazaki sur GRIS n’est pas un secret, à tel point que les répertoires et fichiers concernant les créatures s’appellent “kodamas” sur l’ordinateur d’Ari, le doux nom des esprits dans le folklore japonais.
Du papier aux pixels
Une fois les carnets à croquis griffonnés et les idées diluées dans l’aquarelle, il est temps de numériser le tout. L’héroïne jusqu’alors figée dans sa peinture séchée cherche à se mouvoir sur l’écran ; ses jambes et ses bras s’agitent, sa robe rencontre un souffle… elle s’anime.
Ébauches d’animations (ou l’inverse)
Un choix important lors de cette phase est celui, inévitable, de la technologie. L’aquarelle étant un signe distinctif de GRIS, pourquoi ne pas l’utiliser tout au long du développement du jeu vidéo ? “Parce que c’est incroyablement long, pardi !” , vous répondront les créateurs de Nomada Studio. Afin de produire leur œuvre en un temps raisonnable, ils ont opté pour l’utilisation de Photoshop, appliquant des effets aussi souvent que nécessaire pour simuler une peinture réaliste. Si cela vous intéresse, je vous invite à regarder cette vidéo retraçant la naissance d’une scène de promotion du jeu.
Conrad Roset regorge d’idées originales mais a su s’entourer d’artistes compétents pour produire GRIS, notamment lorsqu’il a fallu mettre ses croquis et peintures en mouvement. Entre autres, Adriá Miguel, lead animator, est l’un des seuls membres de l’équipe artistique ayant déjà travaillé dans le milieu des jeux vidéos. Il explique le processus d’animation de l’habit : à nouveau, essais et retouches sont au rendez-vous. “Trop détaillé, trop compliqué essayons quelque chose de plus abstrait. Non, trop abstrait… Et voici la version retenue finalement, plus tranquille.”
Sur son écran, l’héroïne court, les bras le long du corps et les cheveux rebondissant doucement. Derrière elle, sa robe se déforme, tantôt à demi liquide, tantôt cubique. Finalement, il faudra douze images pour simuler le déplacement, douze autres pour animer les bords de l’habit et produire le subtil mouvement que l’on retrouve en jeu.
Cette étape de création est par ailleurs l’occasion d’appliquer tous les effets de texture, de consistance, de volume, difficiles à visualiser avec un simple croquis. L’antagoniste, un oiseau d’encre hurleur, se liquéfie alors sous nos yeux…
Bien entendu, le line art n’est “que” le premier pas vers une version de l’animation davantage bigarrée. Entre alors en scène l’équipe d’artistes, dont Ari, présentée précédemment : les traits fins laissent place aux effets d’aquarelle et les brouillons mouvants sont convertis en scènes animées hautes en couleurs.
Level design : quand les plateformes éclosent
Si GRIS est une fleur que l’on observe naître, il ne lui manque plus qu’un rayon de soleil rougeoyant pour s’ouvrir. Après avoir esquissé l’héroïne, vu ses forêts s’étirer vers le ciel et les ruines des temples se craqueler, il est désormais temps de dépasser le stade du long-métrage d’animation. Puisque, après tout, GRIS est un jeu vidéo.
L’équipe technique a donc retroussé ses manches, ouvert Unity, la plateforme de développement du jeu, et… Non, nous allons trop vite en besogne. Ne fonçons pas tête baissée dans le dédale sans l’avoir construit auparavant. Voici à quoi ressemble la création d’une plateforme du début à la fin.
Les différents blocs géométriques composant le niveau sont schématisés pour donner une idée générale de la progression. La protagoniste est imaginée glissant, sautant, s’aidant de son habit pour parvenir à traverser l’écran d’un côté à l’autre. Une fois l’architecture logique de la plateforme définie, un nouveau carnet peut être griffonné. Cela vous manquait, pas vrai ? Passant d’îlots uniformes aux voûtes protégeant les arbres carrés, le niveau prend vie avant d’être transposé sur ordinateur. Là, il gagne en détails et profondeur grâce à l’ajout de plans créant une distance entre l’avant et l’arrière de la scène.
Au-delà de la question qui a occupé certains récemment “un jeu vidéo doit-il être unilatéralement difficile ?” (rhétorique ; la réponse est non), l’expérience de GRIS trouve un bon équilibre entre réflexion lors de la résolution de certains “puzzles” et fluidité de progression dans un même environnement s’adaptant à chaque phase du jeu. Cette volonté de non-blocage et la possibilité de se perdre dans les décors si on le souhaite participent évidemment à l’atmosphère sereine du jeu.
L’héroïne peut désormais se déplacer et surmonter les différentes épreuves l’attendant sur les plateformes. Pour compléter l’expérience et parfaire l’ambiance, il ne manque plus qu’une composante, invisible et pourtant cruciale…
Mise en musique : bande son originale
Retour dans le passé, quelques mois auparavant. Autour d’un café barcelonais, Conrad Roset parle de son projet à Marco Alba, musicien du groupe Berlinist.
– J’ai une idée de jeu vidéo. Tu voudrais composer sa bande son ?
– Quel genre d’idée ?
– T’as du papier ?
Vivre dans le même quartier aide la prise de contact, mais le vœu de produire la bande son d’un jeu vidéo taraudait Marco Alba depuis quelques années déjà. Occasion rêvée, donc. Après avoir convaincu les autres membres de son groupe, le travail de création commence. Vous pouvez vous délecter du résultat ici. Je vous conseille chaudement les deux pistes principales : Gris, Pt. 1 et Gris, Pt. 2, qui subliment le genre.
Pensée comme appui de l’expérience vidéoludique, avant même que ne sorte la première démo, la bande son originale (ou en anglais Original SoundTrack, OST) est le fruit d’une collaboration étroite entre Nomada Studio et Berlenist. Même si les traces de travail sont ici bien plus volatiles que des carnets à croquis, les musiciens relatent dans différentes interviews comment ils ont appréhendé ce défi créatif.
L’OST doit d’abord aider le joueur durant les phases dites “actives” : lors de l’exploration ou pendant la résolution des puzzles. Dans ce cas, elle ne doit surtout pas interférer avec le gameplay, mais plutôt le supporter, l’appuyer.
Puis, l’émotion. Je ne saurais décrire aussi brillamment que Hyacinth toute la puissance de la musique produite pour GRIS. Le mélange d’instruments classiques et électroniques couplé avec la voix aérienne de Gemma, la chanteuse, évoque un sentiment profond, qui retourne le ventre, attrape les tripes.
Par ailleurs, l’écho permanent à l’évolution de la protagoniste, commençant muette et brisée puis retrouvant peu à peu l’usage de ses cordes vocales, est poétiquement éloquent.
Doutes et attentes
Dans un milieu aussi violent que peut l’être celui des jeux indépendants, GRIS se place dans la lignée de jeux au succès réel mais précaire. Obtenir le soutien financier d’un producteur est une étape cruciale du développement. L’appui de Devolver Digital, acquis après la première démo présentée à la gamescon, un salon international dédié aux jeux vidéo, était primordial pour la suite du projet.
Après les mois de travail à peaufiner un échantillon de test, les critiques positives reçues lors de l’évènement ont mis du baume au cœur des artistes et ils se sont préparés à l’apnée finale. Passer d’une simple démo au jeu final représente effectivement une réelle épreuve et il y a quelque chose de terrifiant dans la création à l’aveugle. On plonge dans son âme durant des heures, des mois, sans savoir si les seaux sombres que l’on remonte à la surface rencontreront l’approbation du public.
Aujourd’hui, GRIS prétend au titre du meilleur jeu indépendant de l’année 2018 et il se place indiscutablement comme une pépite artistique incroyable. Pourtant, en revoyant les interviews de l’équipe quelques semaines avant sa sortie, la tension est palpable. Bien que personnellement fier du résultat et de l’aventure créative, le trio initial espère que son œuvre d’aquarelle plaira aux joueurs…
“Et qu’allez-vous faire ensuite ?
– Prendre des vacances !”
Merci à tous d’avoir lu jusqu’ici. Cet article est le résultat de nombreuses heures de recherche, réflexion et rédaction. Ayant joué à GRIS dès sa sortie, il m’a donc fallu un peu plus de quatre mois pour arriver à ce que vous venez de lire. Je me sens complètement épuisé mais heureux. S’il vous a plu, n’hésitez pas à le partager autour de vous, cela me fera extrêmement plaisir et ce sera l’occasion pour d’autres de découvrir le jeu !
Ce billet n’aurait jamais vu le jour sans deux reportages : le premier, en espagnol (merci la LV2 au collège et lycée), par Xataka, et un second en anglais, par Devolver Digital. J’ai aussi épluché les comptes Twitter de Nomada Studio (leur Instagram est de même très intéressant), Conrad Roset et Berlinist.
Il me reste encore de nombreuses images sur l’élaboration du jeu ; sélectionner les visuels pour cet article a été une tâche fichtrement difficile. D’après tout ce que j’ai amassé, il y a largement de quoi produire un Artbook extrêmement détaillé et pour sûr magnifique. En espérant qu’il sorte avec une version du jeu… Croisons les doigts !
[Edition de juin 2019 : un artbook en tirage limité est effectivement sorti ! Je l’ai commandé et vous ferai peut-être un p’tit résumé.]
Si vous souhaitez continuer votre aventure autour de GRIS, je vous invite à vous diriger vers ses nombreux fan arts !
Sur ce, je vous laisse sur l’une de mes planches préférées, n’ayant pas pu l’insérer plus tôt.