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Grande Tête (Mogensen) - Jens Fänge (2020, huile, encres, émail, cuivre, tissu sur panneau, 188 × 126 cm, © Photo Claire Dorn / Courtesy the artist and Perrotin)

Politiques et controverses : art et politique, duo inséparable

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Au sein de la tornade des controverses qui secouent le monde de l’art contemporain, il est crucial d’examiner de près les débats artistiques en cours. Cette analyse nous amène à nous intéresser à une idée répandue, presque argument d’autorité : « De nos jours, les artistes sont tous trop engagé·e·s… ». Cette critique lancée fréquemment et traversant toutes les strates sociales, mais également des cercles médiatiques et artistiques, pourrait nous paraître juste. Pourtant, cette affirmation simpliste masque une réalité bien moins sémantique.

Ainsi, cet article se propose d’explorer rapidement la relation intrinsèque entre l’art et la politique en retraçant l’histoire de l’engagement artistique à travers les siècles et en examinant les controverses actuelles qui traversent le monde de l’art contemporain. Par ailleurs, nous affinerons notre étude à travers le domaine de l’exposition, un champ où art et politique sont en perpétuel enchevêtrement. L’objectif de cet article étant d’étudier le “nouvel” engagement politique des artistes tout en cherchant à comprendre que la production même des expositions résultant de nombreux choix politiques délibérés.

Durant cette exploration, nous espérons offrir une perspective éclairée et critique sur les débats actuels, tout en soulignant l’importance de l’art engagé dans la compréhension et la transformation de notre société.

L’engagement artistique contemporain : une continuité historique

Bien que cette critique puisse sembler redondante, elle pourrait offrir des perspectives constructives si elle n’était pas teintée de mauvaise foi ou d’une méconnaissance du rôle des artistes et de l’histoire de l’art. En effet, si l’on se penche sur l’histoire de l’art, les œuvres des artistes ont toujours été intrinsèquement politiques.

Prenons les périodes favorites de nos aïeul·les. Au Ve siècle av. J.-C., les Grec·ques, sous l’égide autoritaire de Périclès, construisaient des temples et des statues à des fins religieuses, certes, mais également politiques. Par exemple, les trésors de Delphes étaient érigés non seulement pour les dieux, mais surtout pour affirmer la supériorité politiques et économiques d’une des Cité-Etat sur les autres Cités-États grecques. Par conséquent, la construction de ces édifices était étroitement liée aux jeux de pouvoir et aux alliances politiques de l’époque.

Beaucoup plus tard, durant la Renaissance italienne, les œuvres étaient plus que jamais politiques. Les peintures étaient principalement réalisées pour des familles nobles et ecclésiastiques puissantes, et non pas créées uniquement pour l’expérience esthétique. Les commandes n’étaient pas simplement des actes de mécénat humaniste, mais plutôt des gestes politiques délibérés visant à consolider le pouvoir, la richesse et le prestige des commanditaires et du patrimoine familial.

Enfin, au XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, l’art était un outil de propagande monarchique sur le plan national mais également sur la scène européenne ; on pourrait presque déjà parler de soft power. Les siècles suivants sont connus pour être engagés politiquement, et témoignent d’un intérêt politique ne se cantonnant pas aux combats sociaux post-Révolution française.

Ainsi, la politique coule dans les veines de l’art, en imprégnant l’ensemble de la production artistique de l’antiquité à nos jours. Évidemment, cette politique est changeante à l’image des époques, de leurs discours et de leurs centres d’intérêt socio-économique. Nous pouvons déclarer sans prendre trop de risque, qu’après en nous sommes ancré.x.e.s dans un modèle où la “politique” est notamment incarnée par des thèmes abordant les réalités sociales populaires, et non plus l’illustration du rayonnement d’un pouvoir en place, commanditaire de l’art historique.

Critiques et réceptions de l’art contemporain

Mythe de l’apolitique

Surtout ne me dites pas que les grand.e.s artistes du XXe siècle n’étaient pas engagé.e.s, car ce serait un mensonge éhonté. Le surréalisme, le dadaïsme, l’art conceptuel, et l’expressionnisme abstrait sont des mouvements artistiques intrinsèquement politiques, et ce n’est qu’une très brève énumération de tous les mouvements artistiques revendiquant leurs engagements politiques. Comme eu.x.lles, nos artistes émergent.x.e.s « trop » engagé.x.e.s étaient mal considéré.x.e.s par le public, les professionnel.x.le.s de l’industrie culturelle et la presse de leur temps. Prenons par exemple les nombreuses presses humoristiques et caricaturales qui critiquèrent violemment le cubisme ou bien le fauvisme.

Illustration du journal satirique « L’assiette au beurre », 16 mars 1912, hommes en costumes d’époque, sous-titré : « ais si, Messieurs prenons la toile de ce “ fauve” ! Avec celles des Cubistes elle fera rire le public et ça nous amènera du monde ! » (source : Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres)
Mais si, Messieurs prenons la toile de ce “ fauve” ! Avec celles des Cubistes elle fera rire le public et ça nous amènera du monde !” – Illustration du journal satirique « L’assiette au beurre » (16 mars 1912, Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres)

Ou bien, cette virulente critique de Kenyon Cox en 1913 dans le New York Times lors de l’Armory Show qui introduit le cubisme et le futurisme au public américain [1] :

Que signifie le travail des cubistes et des futuristes ? Ces « progressistes » ont-ils vraiment devancé le reste d’entre nous, entrevu l’avenir et utilisé une forme d’expression artistique qui est tout simplement ésotérique pour le grand public attardé ? Leur travail est-il un jalon marquant dans le progrès de l’art ? Ou est-ce de la camelote ?

Ainsi, les critiques d’art et les industries culturelles n’ont pas toujours su capter la nouveauté – « l’avant-gardisme ». Finalement, faudrait-il que le bon vieux schéma du marchand d’art suffisamment visionnaire et riche prenne le risque d’investir financièrement dans certaines œuvres et artistes, pour qu’iels les valident ? Pourtant, nous avons pu constater que l’art engagé était bien marchandable, et parfois malgré lui.

Alors, d’où vient ce manque de popularité des thèmes sociaux chez une partie du monde de l’art ? L’opinion reste subjective, mais nous pouvons émettre une première hypothèse.

Cette première hypothèse repose sur notre capacité à nous émerveiller ou à être ému.x.e.s par des sujets qui ne nous concernent pas directement. Car oui, même si nous évoluons tou.x.te.s dans le même monde, nous n’avons clairement pas les mêmes expériences de vie. Il faut être capable de se projeter à la place de l’autre, sans jugement, et comprendre ses douleurs et revendications sans se sentir exclu.x.e ou attaqué.x.e. Parce que oui, avoir de l’empathie, c’est gratuit et vous ne vous transformerez pas en “ wokiste” brutalement. Alors qu’une bonne partie du monde de l’art rentre en pâmoison devant une peinture de Charles Le Brun, les artistes contemporain.x.e.s tentent de nous alerter sur les dérives de notre société – la question de l’utilité de l’engagement politique se pose-t-elle encore ? Et surtout, est-il nécessaire de choisir entre l’amour pour la peinture classique et l’appréciation de l’art contemporain ? Pourquoi cette rupture semble-t-elle plus relever d’une déclaration politique et d’une question d’appartenance qu’une véritable connaissance et critique artistique ?

À partir d’ici, notre enquête évolue, car nous l’avons vu, les œuvres « trop engagées » du XXIe siècle ne sont pas plus politiques que celles du XVIe siècle ou du Ve siècle av. J.-C. Les deux paramètres à considérer sont d’une part, l’indifférence manifeste de certains spectateurs envers ces sujets, et d’autre part, l’évolution radicale de l’impulsion créatrice autonome de l’artiste dans cette quête incessante d’innovation. En effet, la grande vérité de toutes ces productions engagées est que la plupart des créations sont non commanditées et donc créées à partir des expériences de l’artiste – de sa sensibilité et perception du monde actuel. Ainsi, nous faisons face à des créateur.x.ice.s ancré.x.e.s dans leur époque, sensibles à ses tourments et injustices à l’instar de leurs prédécesseur.x.euse.s.

D’autre part, une dernière critique redondante et qui est en partie la cause du manque de popularité de l’art contemporain et propre aux spectateurs Philistins [2] de n’importe quels milieux sociales : la technicité.

Mettons les points sur les « i » : les artistes contemporain.x.e.s ont pour la plupart été formé.x.e.s aux arts académiques, c’est-à-dire au réalisme, aux dessins anatomiques, sur modèles vivants et aux études en histoire de l’art. Iels sont donc tout à fait capables de réaliser des œuvres mimétiques, c’est-à-dire le plus ressemblant à ce qui est dans la Nature. Si vous aimez les œuvres mimétiques, il y a encore énormément d’artistes qui produisent des œuvres figuratives. Par ailleurs, il suffit de se rendre à des expositions pour constater la grande technicité des artistes et également leurs polyvalences dans cette technicité. Cette remarque est pour moi un profond manque de connaissance des œuvres actuelles. J’imagine que les personnes faisant cette remarque associent “ art contemporain” à Marcel Duchamp ou Pollock. Pourtant, ce sont les chênes qui cachent la forêt ! Il y a eu tellement de créations depuis ces deux titans de l’art. Il faut s’intéresser à l’art “ ultra-contemporain” qui est tellement riche et vivant !

Par exemple, Igor Komornyy (né en 1962 en Russie) est un artiste contemporain dont le travail est remarquable pour sa technicité exceptionnelle et son approche innovante des arts graphiques. Komornyy est reconnu pour ses dessins qui allient finesse du trait et complexité des compositions, offrant ainsi une expérience visuelle à la fois engageante et originale. Son approche humoristique et inventive confère à ses œuvres une dimension supplémentaire qui capte l’attention du spectateur tout en mettant en avant une maîtrise indéniable des techniques graphiques.

Bunyuet – Igor Komornyy, 2021
Bunyuet – Igor Komornyy (2021, arts graphiques, 30×42cm)

Abordons un autre type de technicité, prenons par exemple Audrey Nervi qui est une artiste dont le travail se caractérise par une sensibilité particulière pour les détails et la richesse des textures. Son œuvre Barbapapa, Mexico (2002) est un exemple parfait de son expertise en peinture à l’huile. Nervi excelle dans l’utilisation des techniques picturales pour créer des œuvres vibrantes et dynamiques, où chaque coup de pinceau contribue à la profondeur émotionnelle de l’œuvre. Sa capacité à jouer avec les nuances et les textures met en lumière sa maîtrise technique et son sens aigu de l’esthétique.

Barbapapa, Mexico – Audrey Nervi (2002, huile sur toile , 22x27x3 cm, Lafayette anticipations – Fonds de dotation Famille Moulin)
Barbapapa, Mexico – Audrey Nervi (2002, huile sur toile , 22x27x3 cm, Lafayette anticipations – Fonds de dotation Famille Moulin)

Jens Fänge est un artiste dont le travail se distingue par une richesse visuelle. Son œuvre Grande Tête (Mogensen) (2020) est un exemple notable de son approche multidimensionnelle. Réalisée avec des matériaux variés tels que l’huile, les encres, l’émail, le cuivre et le tissu sur panneau. Sa capacité à fusionner différents médiums pour créer une œuvre cohérente démontre non seulement une grande maîtrise technique mais aussi une vision artistique unique qui explore les thèmes de l’intériorité et de la perception.

Grande Tête (Mogensen) – Jens Fänge (2020, huile, encres, émail, cuivre, tissu sur panneau, 188 × 126 cm, © Photo Claire Dorn / Courtesy the artist and Perrotin)
Grande Tête (Mogensen) – Jens Fänge (2020, huile, encres, émail, cuivre, tissu sur panneau, 188 × 126 cm, © Photo Claire Dorn / Courtesy the artist and Perrotin)

Évidement, devoir prouver au public que les artistes contemporain.x.es sont des maîtres de leurs techniques et même parfois bien plus polyvalent que d’anciens maîtres, parait assez primaire comme argumentation, voire même insultant. Cependant, je pense vraiment qu’il reste une cristallisation dans les esprits de cette opinion, notamment dans le grand public.

Il est également primordial de rappeler que la déconstruction de la mimétique, si souvent critiquée par le grand public, est une démarche délibérée et constitue un processus évolutif résultant d’une profonde remise en question des formes et des normes artistiques établies. Le désintérêt croissant de certains artistes pour cette technicité peut être attribué à plusieurs facteurs. D’une part, il s’agit d’une volonté de s’affranchir des règles et des normes imposées au début de leur pratique artistique. D’autre part, cela témoigne d’une aspiration à créer une identité visuelle propre, tout en cherchant à transcender les limites du monde perceptible et les critères conventionnels de jugement artistique.

Par ailleurs, nous observons également une regain perpétuel d’intérêt pour des techniques, des médiums ou des sujets qui pouvaient avoir été moins mis en avant les décennies précédentes. L’art contemporain est si diversifié qu’il est faux de dire que certaines productions, techniques ou matériaux sont en déclin. Les artistes contemporains mélangent les genres et les styles, faisant évoluer constamment leur pratique. C’est ce dynamisme qui est captivant à la fois pour nous et pour eux.x.lles.

Le temps des querelles artistiques

En observant les débats actuels entre les différents camps de l’art contemporain, en tant qu’historienne de l’art, je ne peux m’empêcher de remarquer la récurrence éternelle de querelles qui traversent les siècles : querelle du coloris [3], querelle du Cid [4], querelle du réalisme [5]

Il est important de souligner que toutes ces querelles, à l’instar de celles qui agitent actuellement le monde de l’art, ne sont pas simplement des querelles esthétiques, elles reflètent des tensions socio-politiques, des luttes de pouvoirs qui ont façonné et réformé leurs époques. À chaque querelles, nous retrouvons le même schéma de deux camps, l’un ne souhaitant pas de changement dans l’ordre artistique et l’autre camp prêt à reformer cet ordre en expérimentant.

Pour être plus précise, je pense que nous pouvons énumérer quelques querelles actuelles du monde de l’art et ainsi mettre en exergue cette dualité politique récurrente depuis des siècles.

La première querelle à examiner est celle résultant de l’évolution technologique et numérique toujours plus rapide, qui touche inévitablement le monde de l’art. Elle oppose les partisan.x.es de l’art traditionnel, tels que la peinture ou la sculpture, à ceux.x.lles qui favorisent l’art numérique. Ces nouvelles techniques de création, de plus en plus répandues, remettent en question non seulement la légitimité artistique, mais aussi l’accessibilité et la maîtrise de la technologie. Cependant, il est intéressant de noter que de nombreux.x.ses artistes plasticien.x.nes naviguent habilement entre ces différents médias et créent des œuvres novatrices grâce aux nouvelles technologies ou sur des sujets sociaux en lien avec elles.

Valentin Ranger incarne cette hybridité, à la fois vidéaste 3D, peintre et sculpteur, Ranger utilise la technologie 3D pour explorer les corps et créer des créatures anthropomorphes. Son travail reflète les corps marginalisés et stigmatisés pour leur altérité – ceux des minorités LGBTQ+, principalement, mais aussi des malades. En combinant la technologie moderne avec des formes artistiques traditionnelles, Ranger montre comment l’art numérique peut être utilisé pour aborder des questions sociales et politiques contemporaines, tout en offrant une expérience esthétique riche et innovante.

Prélude à Genesexus. Chant XY.1 – La Déconfiguration de Vesale Vitruvio – Valentin Ranger ( 2021)
Prélude à Genesexus. Chant XY.1 – La Déconfiguration de Vesale Vitruvio – Valentin Ranger ( 2021)

« Prélude à Genesexus. Chant XY.1 – La Déconfiguration de Vesale Vitruvio » (2021) de Valentin Ranger est une œuvre illustrant brillamment l’intégration de la technologie dans la pratique artistique. Cette pièce fusionne des éléments visuels et sonores à travers des technologies avancées pour créer une expérience immersive unique. L’œuvre explore la déconstruction des formes et des structures traditionnelles, en réinterprétant des concepts historiques comme ceux de Vitruve et Vesale dans un contexte numérique.

Ranger utilise des algorithmes et des procédés informatiques pour manipuler et transformer les images et les sons, mettant en lumière la capacité de la technologie à transcender les limites de la représentation artistique classique. En mélangeant art et innovation technologique, Chant XY.1 propose une réflexion profonde sur la manière dont la technologie peut remodeler notre compréhension du monde et de l’art, offrant ainsi une perspective avant-gardiste et dynamique sur la création contemporaine.

Une autre artiste qui met en lien numérique-socio-politique et art : Gala Hernández López [6]. Elle offre un exemple frappant de cette fusion notamment avec son œuvre For Here Am I Sitting in a Tin Can Far Above the World (trailer ci-dessous).

Vidéo

Cette création innovante, inspirée des célèbres paroles de David Bowie, explore les thèmes de la révolution technologique et des enjeux socio-économiques à travers une vidéo immersive. En utilisant des médias numériques et des installations interactives, Hernández López immerge le spectateur dans une expérience sensorielle qui invite à une réflexion profonde sur les structures et les inégalités de notre société.

À travers la combinaison habile de vidéos, de sons et de projections, l’artiste parvient à évoquer une sensation d’isolement et d’immensité, similaire à celle d’un voyage spatial ou d’une introspection introspective. Cette œuvre souligne comment les technologies avancées peuvent repousser les limites de l’expression artistique traditionnelle et transformer notre perception de l’espace et du temps.

En définitive, For Here Am I Sitting in a Tin Can Far Above the World est une démonstration poignante de la manière dont l’art technologique peut offrir une réflexion poétique sur la condition humaine à l’ère numérique, tout en enrichissant notre compréhension des réalités socio-économiques contemporaines.

En somme, ces deux exemples de la vaste variété d’artistes utilisant le numérique dans leurs pratiques illustrent que l’art numérique ne se limite pas à bouleverser les conventions artistiques traditionnelles. Il enrichit non seulement le discours artistique et social en offrant de nouvelles perspectives sur les enjeux sociétaux, mais manifeste également une grande diversité de moyens d’expression en adoptant des approches variées dans le processus créatif.

La deuxième querelle secouant le monde de l’art contemporain réside entre l’opposition entre l’art activiste et nos cher.x.ères Parnassien.x.nes : l’art apolitique. Cette question est capitale car elle pose les questions sur le rôle de l’art dans notre société. Ainsi, les défenseurs de l’art activiste croient en la capacité de l’art à susciter un changement social et considèrent que l’art engagé est un moyen de lutter contre les injustices. En revanche, les autres soutiennent que l’art devrait rester apolitique et se concentrer uniquement sur des considérations esthétiques.

N’est-il pas intéressant de constater cette dualité dans l’art, qui englobe à la fois les aspects politiques et esthétiques ? La forme et son expression demeurent centrales dans la création d’une œuvre. Par exemple, le thème de la « Bacchante endormie » peut être représenté cinquante fois, chaque interprétation étant unique, mais toutes exprimant le même sujet avec des détails spécifiques propres à chaque artiste. Par conséquent, l’engagement et l’expérience esthétique ne sont pas nécessairement mutuellement exclusifs, comme le démontrent brillamment certains artistes contemporains.

Le travail de Renaud Artaban en est un exemple remarquable : il offre une fusion harmonieuse entre l’expérience esthétique et l’engagement social. À travers ses peintures apocalyptiques enfantines réalisées avec des matériaux tels que du goudron, Artaban crée des œuvres d’une grande puissance visuelle tout en abordant des questions sociales et environnementales urgentes. Ses créations captivent le spectateur par leur esthétique frappante, tout en incitant à une réflexion profonde sur les défis auxquels notre société est confrontée.

Bitume marace – Renaud Artaban (2023, technique mixte sur bois, 153 × 126 cm)
Bitume marace – Renaud Artaban (2023, technique mixte sur bois, 153 × 126 cm)

Ainsi, cet artiste se distingue par une approche profondément poétique et engagée. Ce travail invite le spectateur à une immersion sensorielle et émotionnelle. L’œuvre intègre des éléments de projection, de réalité augmentée et de son interactif pour explorer les thèmes de la mémoire, de l’enfance et des rêves. En fusionnant ces techniques avec une sensibilité artistique aiguë, Artaban offre une réflexion depuis son interprétation onirique et dystopique sur la condition humaine.

Cette œuvre ne se contente pas de présenter un onirisme ; elle engage également le spectateur dans une réflexion profonde sur notre futur.

De même, le travail de Kianuë Tran Kêv [7], artiste asiofuturiste [8] non-binaire et transdisciplinaire. Iel offre une autre perspective sur la manière dont l’art peut être à la fois esthétiquement captivant et politiquement engagé. À travers des performances oniriques et impactantes, Kianuë Tran Kêv explore les concepts d’identité et de mémoire individuelle et collective. En combinant une esthétique visuelle saisissante presque fantasmagorique, iel explore avec beaucoup de justesse et de profondeur de sujets sociaux qui lui sont également personnels.

SIFFLER LA NUIT – Kianuë Tran Kêv (2023, performance ; photographie par Zoé Chauvet)
SIFFLER LA NUIT – Kianuë Tran Kêv (2023, performance ; photographie par Zoé Chauvet)

Cette performance se distingue par son engagement à interroger les structures de pouvoir actuelles, l’artiste créant un univers asiofuturiste où les pays dont les Vietnamiens n’ont pas connu la colonisation, et où les personnes non binaires sont les liens, tels des Charons, entre les vivants et les morts. SIFFLER LA NUIT est une performance très riche. Les performeur.x.euses utilisent des éléments de théâtre, de danse, des rituels vietnamiens et du multimédia pour créer un espace futuriste “safe” pour les personnes non binaires et queer. Cet espace, où les frontières entre la réalité et le rêve s’estompent, permet aux spectateur.x.rice.s une immersion totale dans ce futur.

En fusionnant l’art onirique avec une portée politique aiguë, Tran propose une performance qui est à la fois une expérience esthétique unique et une réflexion critique sur la place des personnes queers au sein de notre société.

Ainsi, les exemples de Renaud Artaban et de Kianuë Tran Kêv illustrent parfaitement que l’art « ultra » contemporain [9] peut être à la fois esthétiquement stimulant et politiquement engagé, défiant ainsi les notions préconçues sur le rôle de l’art dans notre société. Mais de nombreuses autres querelles ont lieu : les tensions autour du financement éthique de l’art, de l’appropriation culturelle, de la censure et de la liberté d’expression, et de la marchandisation des œuvres d’art… Il faudrait faire un article entier à ce sujet, ou peut-être une thèse [10].

Bref, après ce long préambule, intéressons-nous à un deuxième aspect à prendre en compte pour étudier cette question de “l’artiste trop engagé.e”. La question de l’exposition – qui est (spoiler alert) un acte politique.

Production d’expositions : un acte politique

Ainsi, pour poursuivre notre exploration, il est capital de reconnaître l’aspect intrinsèquement politique de la production d’expositions, en particulier dans l’exposition d’art contemporain et d’art “ultra-contemporain”. Chaque étape, de la conception intellectuelle à l’aménagement spatial, est façonnée par des décisions politiques qui influent sur notre perception de l’art et son rôle dans la société.

Conception et programmation

Le début du long chemin périlleux qu’est la production d’une exposition commence par le choix d’un sujet par des commissaires d’exposition. Ils devront faire des recherches autour du sujet choisi en le poussant dans ses limites pour proposer au public des aspects inattendus ou du moins nouveaux de la thématique. Par conséquent, les choix curatoriaux sont essentiels, car ils sont le cœur battant du projet. Ils choisiront également les artistes de leur corpus. D’ores-et-déjà, nous pouvons percevoir deux choix politiques : celui du sujet et celui des artistes exposés, qui reflètent ou non des positionnements politiques. Les expositions réalisées par des commissaires engagé.e.s deviennent alors des espaces de discours et de revendications sociales. Il est donc logique que plus les commissaires d’exposition sont engagé.e.s, plus l’exposition et les artistes choisis le soient également. Prenons l’exemple de l’exposition collective Dislocation au Palais de Tokyo en 2024. Cette émouvante exposition réunissait quinze artistes d’origines différentes (Afghanistan, France, Irak, Iran, Liban, Libye, Myanmar, Palestine, Syrie, Ukraine) qui expriment, à travers leurs créations artistiques, leur expérience de l’exil de leur pays natal. Évidemment, cette exposition n’aura pas la même volonté politique que l’exposition dans l’appartement de Léonce Rosenberg au musée Picasso. L’objectif ici n’est pas de faire une hiérarchie de l’importance des expositions par rapport à leurs ancrages socio-politiques, car tous les pans de l’art sont importants, mais il est évident que nous ne pouvons pas visiter les deux avec le même état d’esprit et ne pas être déçu de ne pas vivre la même expérience.

Par ailleurs, il est courant que les commissaires d’expositions choisissent de provoquer les spectateurs, permettant une réaction forte et les pousser à l’introspection ou simplement à la réflexion. Ces innovations “provocatives” Ou non, sont crées pour détruire les règles et normes établies afin de nous offrir de nouvelles perceptions de notre société- notamment du futur. Ce choix de se tourner vers l’avenir s’incarne également à travers des expérimentations et des ajustements dans la production d’expositions, qui se veulent de plus en plus éco-responsables, par exemple via l’upcycling. Il se manifeste aussi par de nouveaux critères de sélection plus inclusifs, où l’on constate un désir d’équité de genre ainsi qu’un background socio-économique plus diversifié, avec des identités d’artistes plurielles.

Il est remarquable de constater que l’exposition “100% Expo” à La Villette, qui est un lieu d’exposition gratuit de la jeune création émergente et qui pousse l’inclusivité encore plus loin en permettant aux jeunes et moins jeunes artistes autodidactes, ou du moins sans formation académique traditionnelle, de participer à l’exposition (enfin !). Cette nouvelle inclusivité permet à tous.x.tes ceux.x.lles qui n’ont pas pu fréquenter des écoles d’art en raison de leur coût élevé, ou qui se sont découvert des passions artistiques “trop tard”, d’avoir les mêmes opportunités d’exposition et de médiatisation.

N’est-ce pas un choix malin ? Car il est évident qu’un pourcentage intéressant d’artistes autodidactes ou non officiellement académicien.ne.s possède un incroyable talent et mérite d’être exposé.x.e.s et médiatisé.x.e.s. L’art s’ouvre ainsi sur une caste oubliée des institutions traditionnelles muséales, qui pourtant cache des perles tel que Rakajoo qui a été découvert en tant qu’autodidacte et qui a ensuite eut l’opportunité de se former académiquement. Il y a très probablement d’autres Rakajoos dans la nature, de tous âges, genres et milieux sociaux, qui mériteraient également d’être célébré.x.e.s pour leurs talents, et c’est un fait que nous pouvons constater avec le succès de certains artistes grâce aux réseayux sociaux ou à des plateformes telle que Patreon, qui permettent à de nombreux.x.ses artistes autodidactes ou non de vivre de leurs créations.

Sur les quais de Châtelet – Rakajoo (2021, acrylique et huile sur toile)
Sur les quais de Châtelet – Rakajoo (2021, acrylique et huile sur toile)

Accessibilité et inclusion

Un deuxième aspect nous alerte sur l’orientation politique d’une exposition : son espace d’exposition et son accessibilité. En effet, ces choix, qu’il s’agisse d’un lieu institutionnel ou d’un espace alternatif collaboratif, mettent en lumière plusieurs points intrinsèquement politiques : à qui s’adresse cette exposition ? Est-elle gratuite ou payante ? Si elle est payante, combien coûte-t-elle et qui peut se le permettre ?

Car, oui, moi aussi j’ai été confrontée à un certain mépris social en ne pouvant pas payer une exposition à 20 euros en tant qu’étudiante, car 20 euros, c’est un repas.

Vous l’aurez compris, le choix des lieux offre certaines libertés et impose d’autres contraintes. Le choix entre un public plus jeune ou plus âgé influence consciemment la production de l’exposition, les choix d’œuvres, les discours et même la scénographie. Et évidemment, le nerf de la guerre, l’entrée payante ou gratuite, détermine qui peut accéder à l’art. Ainsi, les barrières économiques et sociales peuvent exclure certaines populations, limitant la démocratisation de l’art, ce qui constitue également un choix politique conscient.

La dernière colonne de notre édifice de la production d’exposition est la programmation culturelle. Celle-ci englobe les débats, conférences et médiations autour des de l’exposition elle-même, jouant un rôle crucial dans la transmission du savoir, la compréhension des œuvres exposées et des messages des artistes. Iels sont les guides lumineux.x.euses dans la caverne sombre de l’art contemporain, une main tendue pour nous aider à comprendre les propos parfois tortueux de nos ami.x.e.s artistes et commissaires d’exposition.

La médiation est donc essentielle pour permettre au grand public de contextualiser les œuvres d’art, de comprendre les concepts des artistes et de saisir leurs revendications. Elle crée un lien entre l’art et le public et, même si elle se veut objective, elle reste politisée en véhiculant les choix politiques de tous ces acteurs.

Au risque de me répéter, si les commissaires d’exposition sont engagé.x.e.s, les artistes le sont, les œuvres le sont et, par conséquent, en fonction de ces vecteurs, une programmation culturelle est également engagée. Rien de surprenant puisqu’elle est développée en rapport avec les sujets et les œuvres de l’exposition.

Conclusion

Ah, l’art contemporain, ce domaine où chaque coup de pinceau semble être un cri de révolte ou un acte de résistance. Et pourtant, cette fameuse critique selon laquelle « les artistes sont tou.x.te.s trop engagé.x.e.s » résonne comme un disque rayé, comme si c’était un argument d’autorité admis par tous.x.tes. En réalité, cette critique est bien le chêne qui cache la forêt.

De l’Antiquité à nos jours, l’art n’a jamais été apolitique. Et que dire des œuvres du XVIIe siècle sous Louis XIV, véritables outils de propagande monarchique, ou des artistes du XIXe siècle, qui ont osé exposer les réalités sociales de leur époque ? Le XXe siècle, avec ses guerres mondiales et ses bouleversements sociaux, a vu des mouvements artistiques profondément engagés. Alors, comment pourrait-on nier l’engagement des artistes contemporains, dont les œuvres sont autant de miroirs de nos luttes actuelles ? Si ces créations semblent parfois trop engagées, c’est peut-être parce qu’elles nous confrontent à des réalités que nous préférons ignorer.

De plus, nous avons pu constater que l’exposition elle-même est un acte politique. De la conception à la programmation, chaque choix est un reflet de nos valeurs et de nos conflits. Les commissaires d’exposition, en sélectionnant des thèmes et des artistes, façonnent notre perception de l’art et de la société. Les lieux d’exposition, gratuits ou payants, accessibles ou élitistes, sont autant de déclarations politiques.

La prochaine fois que vous visiterez une exposition d’art contemporain, rappelez-vous que chaque œuvre, chaque espace, chaque programme culturel est une invitation à réfléchir, à ressentir, à comprendre. L’art contemporain est une fenêtre ouverte sur le monde, avec toutes ses contradictions, ses espoirs et ses désillusions. L’engagement artistique, loin d’être une nouveauté, est une constante de l’histoire de l’art. Et c’est précisément cet engagement qui fait de l’art un miroir essentiel de notre société.

Hanna Thevenet

Sources et notes

[1] « CUBISTS AND FUTURISTS ARE MAKING INSANITY PAY« ; Kenyon Cox, Member of the National Academy, and Recognized Here and Abroad as One of America’s Foremost Painters, Gives a Straight-from-the-Shoulder Opinion of the New Movements in Art. – The New York Times. Retour.

[2] Historiquement, le terme « philistine »trouve son origine dans le peuple des Philistins, un groupe ancien qui était perçu par les Hébreux comme étant culturellement moins raffiné. Aujourd’hui, il est utilisé pour décrire quelqu’un qui ne partage pas ou ne comprend pas les valeurs culturelles et esthétiques des arts. Retour.

[3] Rubens contre Poussin. La querelle du coloris dans la peinture française du XVIIe siècle – La Tribune de l’Art. Retour.

[4] La Querelle du Cid (1636-1638) à l’Académie française : aspects linguistiques et culturels – L’académie française. Retour.

[5] La Querelle du Réalisme (1935-1936), Nicole Racine – cairn.info . Retour.

[6] Pour plus d’informations : Gala Hernández López, des enquêtes féministes et techno-critiques – Le meilleur des mondes (2023) – France Culture. Retour.

[7] Pour plus d’informations : Prix Utopi·e #03 Kianuë Tran Kiêu, artiste lauréat·e – Gouinement lundi, podcast des lesbiennes, bies et trans, féministes (2023) – gouinementlundi.fr. Retour.

[8] Mouvement artistique et littéraire d’une création d’un univers alternatif où les pays colonisés ne l’ont pas été et ont pu se développer en toute liberté et à leur plein potentiel sans l’intervention Occidentale. Retour.

[9] Créations réalisées par des artistes de moins de 40 ans. Retour.

[10] La querelle de l’art contemporain – Marc Jimenez (2005) – Gallimard, coll.Essais doi.org/10.4000/questionsdecommunication.5719. Retour.


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